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Gustave Courbet, le maître d'Ornans : 6. Décembre 1854 "L'atelier du peintre"

 

CORRESPONDANCE - EXTRAITS CHOISIS

 

 

     « Je vais voir l’exposition de Courbet qu’il a réduite à 10 sous. J’y reste seul pendant près d’une heure et j’y découvre un chef-d’œuvre dans son tableau refusé ; je ne pouvais m’arracher à cette vue. On a rejeté là un des ouvrages les plus singuliers de ce temps, mais ce n’est pas un gaillard à se décourager pour si peu. »

 

              Eugène Delacroix – Note dans son « Journal », le 3 août 1855, à la suite du refus par le jury du Salon de « L’atelier du peintre »

 

 

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Gustave Courbet – L’Atelier du peintre, 1855, musée d’Orsay, Paris

 

 

Lettre à Champfleury – Ornans, vers décembre 1854

 

     Courbet écrit à Champfleury cette longue lettre détaillant le grand tableau sur lequel il travaille « L’atelier du peintre ». Lorsque il exposera cette toile l’année suivante, elle sera intitulée « L’atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique ».

 

 

     Serait-ce un nouveau « coup » de Courbet ?

     Cette peinture est considérée comme une des plus importantes dans la carrière de l’artiste. Un très gros travail qu’il considérait comme «  l’histoire morale et physique de son atelier ».

     Pour tenter de le comprendre, de nombreux spécialistes de l’art ont étudié minutieusement cet immense tableau (6 mètres sur 3 mètres) comprenant une trentaine de personnages plus grands que nature. L’œuvre est actuellement en cours de restauration au musée d’Orsay où les visiteurs peuvent suivre l’évolution du travail en direct, sur place.

      Qu’est-ce : un tableau de genre ? Peut-être une peinture d’histoire ? A moins que ce ne soit un portrait collectif de connivences esthétiques et intellectuelles ?

     Cette peinture énigmatique ressemblant à une sorte de triptyque composé de trois parties  ne cesse d’interroger... Un jeu de piste sans but apparent ? Dans quelles directions le peintre veut-il nous entraîner ? Une nouvelle fois, cherche-t-il à faire parler de lui, déboussoler les critiques, amuser les caricaturistes ? Il adorait le  dénigrement,  le persiflage, les scandales, qui étaient ses nourritures favorites.

     Difficile à décrypter : un mélange de réalité, fantasme, allégorie…

     Peut-être s’agit-il d’une vaste farce, une farce à la Courbet, comme le pensait les frères Goncourt ? A moins que notre homme n’ait voulu, comme Vélasquez dans ses « Ménines », se  représenter en artiste glorieux installé dans la société de son temps ?

     Un message sociopolitique se nicherait-il dans cette mystérieuse toile ? Le contexte historique et politique de l’époque a certainement beaucoup influencé Courbet : révolution industrielle, apparition d’une nouvelle société avec deux classes sociales aux aspirations contraires : la bourgeoisie et la classe ouvrière. Des intellectuels comme Marx et Proudhon commencent à élaborer les fondements de la doctrine socialiste. Les élans spirituels des Romantiques se démodent. Les artistes, comme Courbet, s’éloignent des pouvoirs en place.

 

 

Mon cher ami

Malgré que je tourne à l’hypocondrie, me voilà lancé dans un immense tableau, 20 pieds de long, 12 de haut, peut-être plus grand que L’enterrement, ce qui fera voir que je ne suis pas encore mort, et le réalisme non plus, puisque réalisme il y a.

Première partie : ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C’est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c’est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions. C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi. Vous voyez, ce tableau est sans titre, je vais tâcher de vous en donner une idée plus exacte en vous le décrivant sèchement. La scène se passe dans mon atelier à Paris. Le tableau est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant.

A droite sont les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde l’art.

A gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort.

Je vais vous énumérer les personnages en commençant par l’extrême gauche. 

  

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Au fond de la toile se trouve un juif que j’ai vu en Angleterre, traversant l’activité fébrile des rues de Londres en portant religieusement une cassette sur son bras droit et la couvrant de la main gauche. Il semblait dire, c’est moi qui tiens le bon bout. Il avait une figure d’ivoire, une longue barbe, un turban, puis une longue robe noire qui traînait à terre. Derrière lui est un curé d’une figure triomphante, avec une trogne rouge. Devant eux est un pauvre vieux tout grelin, un ancien républicain de 93, […] homme de quatre-vingt-dix ans, une besace à la main, vêtu de vieille toile blanche rapiécée, chapeau brancard. […] Ensuite un chasseur, un faucheur, un hercule, une queue-rouge, un marchand d’habits-galons, une femme d’ouvrier, un ouvrier, un croque-mort, une tête de mort dans un journal, une irlandaise allaitant un enfant, un mannequin. […] Le marchand d’habits préside à tout cela, il déploie ses oripeaux à tout ce monde qui prête la plus grande attention, chacun à sa manière. Derrière lui, une guitare et un chapeau à plumes au premier plan.

   

     Dans cette partie gauche du tableau, Courbet nous montre un vaste rassemblement, une galerie d’individus éclectiques. La notion de portrait s’efface devant la typologie populaire : juif, curé, ouvrier, croque-mort, etc.  

      Les historiens perçoivent dans tous ces portraits des personnages connus de la scène politique. Des ministres y sont représentés, en marchand, bourgeois. Napoléon III, que Courbet détestait, a une place de choix : au premier plan, déguisé en chasseur, interprété comme le braconnier de la République. En ces temps de guerre, quatre personnages peuvent être rattachés à une cause émancipatrice et pacifiste : Garibaldi en chasseur, Kossuth, le libéral hongrois, avec une toque, le révolutionnaire polonais Kosciuszko en faucheur, et Hertzen l’anarchiste russe en ouvrier…

  

Seconde partie.

 

Puis vient la toile sur mon chevalet, et moi peignant avec le côté assyrien de ma tête. peinture,courbet,ornans,atelier,orsay,réalismeDerrière ma chaise est un modèle de femme nue. Elle est appuyée sur le dossier de ma chaise, me regardant peindre un instant ; ses habits sont à terre en avant du tableau. Puis un chat blanc près de ma chaise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     

     L’artiste peignant un paysage au centre de la toile est l’élément principal du triptyque. Il symbolise l’acte créateur.

     Le peintre, son modèle, l’enfant et le chat donnent vie et chair à l’idée d’harmonie esthétique.

      Une nouvelle fois, comme dans « Bonjour monsieur Courbet », je  retrouve le côté messianique de l’artiste, le « Courbet sauvant le monde » épinglé par Baudelaire.

  

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A la suite de cette femme vient Promayet, avec son violon sous le bras, comme il est sur le portrait qu’il m’envoie. Par derrière lui est Bruyas, Cuenot, Buchon, Proudhon (je voudrais bien avoir aussi ce philosophe Proudhon qui est de notre manière de voir, s’il voulait poser j’en serais content). Puis vient votre tour en avant du tableau. Vous êtes assis sur un tabouret, les jambes croisées et un chapeau sur vos genoux (Champfleury). A côté de vous, plus au premier plan encore, est une femme du monde avec son mari, habillée en grand luxe.

Puis à l’extrémité droite, assis sur une table d’une jambe seulement, est Baudelairepeinture,courbet,ornans,atelier,orsay,réalisme qui lit dans un grand livre. (Baudelaire était encore très ami avec Courbet à cette époque). A côté de lui est une négresse qui se regarde dans une glace avec beaucoup de coquetterie (peut-être Jeanne Duval, la maîtresse de Baudelaire, qui fut plus tard effacée, sans doute à la demande du poète).

Au fond du tableau, on aperçoit dans l’embrasure d’une fenêtre deux amoureux qui disent des mots d’amour.

 

  

 

 

 

 

 

 

 

     Dans cette partie droite, Courbet présente ce qu’il appelle « les actionnaires », douze personnages, les amis « élus » du peintre. Ils représentent la poésie, la musique, l’enfance studieuse, la philosophie sociale…

 

[…]

Les gens qui voudront juger auront de l’ouvrage, ils s’en tireront comme ils pourront. Car il y a des gens qui se réveillent la nuit en sursaut en criant : « Je veux juger ! Il faut que je juge ! ».*

* Effectivement « L’atelier » s’est révélé être un défi majeur pour les critiques et les historiens d’art. On a glosé sur cette toile avec une rare abondance.

 

 

     L’artiste éprouve un malin plaisir à brouiller les pistes Le tableau a été, et reste encore aujourd’hui, incompris. Il ne se livre jamais complètement.    

     Dans « L’illustration », le 21 juillet 1855, l’illustrateur Quillenbois se moquera une nouvelle fois de « l’apôtre du réalisme » en le figurant trônant au milieu de sa cour :

  

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     « Les gens qui voudront juger auront de l’ouvrage, ils s’en tireront comme ils pourront » dit Courbet à la fin de cette lettre.  

     J’avancerais, ci-dessous, quelques modestes interprétations sur cet étonnant tableau, un des plus connus du musée d’Orsay, que, moi aussi, j'ai bien du mal à définir :

     - Une peinture d’histoire à l’implication politique évidente montrant à la fois Napoléon III et le philosophe et socialiste Proudhon.

     - Une allégorie morale et sociale.

     - Un autoportrait de l’artiste ou, pour certains, une allégorie du destin de Courbet.

     

     Et si l'orgueilleux Courbet n’avait voulu tout simplement présenter que la convergence des forces artistiques et sociales nécessaires à l’alchimie créative : son idéal d’artiste… un manifeste esthétique...

 

 

  

Commentaires

  • Remarquable article que celui-ci, après lequel l'on ne peut plus considérer ce tableau de la même manière !

    "... mais ce n’est pas un gaillard à se décourager pour si peu.", écrit Delacroix.
    Sais-tu que ce tableau qui avait été refusé par le jury de l'Exposition - en même temps, d'ailleurs, que "L'Enterrement à Ornans" -, Courbet, financé par Alfred Bruyas, le présenta dans le "Pavillon du Réalisme", en face du Palais des Beaux-Arts, donc, où il s'établit à part.

    C'est ce qu'explique en note infrapaginale n° 293 Michèle HANNOOSH à la page 929 du premier tome de la nouvelle édition intégrale du "Journal" d'Eugène Delacroix qu'elle publia aux éditions José Corti, en 2009.

    Attitude qui corrobore, si besoin en était encore, la pugnacité de l'artiste !

    Puis-je, pour terminer, me permettre une petite remarque : je ne suis pas vraiment d'accord avec ton propos final quand tu écris : " ... l'homme qui travaille d'un côté, celui qui ne fait rien, de l'autre... "
    Courbet non plus ne le serait pas, si tu relis bien son passage sur ce point dans la lettre à Champfleury ...
    Exprimé de la sorte, voudrais-tu dire que les intellectuels - Proudhon et Baudelaire, par exemple -, ne font rien ? Réfléchir et écrire à propos de la société, composer des poèmes, n'est-ce donc rien faire, à tes yeux ??
    Mais peut-être ai-je mal compris le sens de ta phrase ?

    Ceci posé, grâce à cette lettre tu nous offres ce matin, grâce aux réflexions en rouge dont tu l'assortis, j'ai encore accru mes connaissances à propos de cette oeuvre.
    Et je t'en remercie ...

  • Je parlerai de l'exposition personnelle de Courbet en 1855 dans un prochain article. J’ai voulu passer beaucoup de temps sur ce tableau important dans l’œuvre du peintre.
    Il semblerait que le refus de cette toile, avec « L’enterrement », par le jury du Salon tienne à la dimension de ces toiles, les cimaises du salon étant limitées cette année là. Avec 11 tableaux reçus sur 14, Courbet ne s’en tire pas trop mal.
    Le point que tu signales sur « l’homme qui travaille et l’autre ne travaillant pas » peut effectivement être interprété comme tu le fais. En fait, en étudiant les diverses pensées sur ce tableau, j’ai repris l’étude d’un conservateur d’Orsay indiquant que cette toile pourrait partager une réflexion contemporaine sur l’organisation de la société et le rôle singulier de l’artiste qui animait également Balzac dans son Traité de la vie élégante, publié en 1853, soit un an avant le tableau. L’on y trouve une partition de la société entre « l’homme qui travaille », et « l’homme qui ne fait rien et se voue à la vie élégante », et place au-delà de ces deux groupes l’artiste comme étant une exception.
    Tenant compte de ta remarque judicieuse, j’ai modifié mon article en mentionnant simplement la pensée de Balzac qui complète ma réflexion.

  • Ok, Alain.
    J'accepte, dans ta réponse à ma remarque, que tu mettes en avant les propos d'un conservateur d'Orsay ; j'accepte ceux de Balzac. Mais comprends que là n'est pas le problème, je ne discutais pas de la pensée des autres. Si j'ai épinglé ta phrase ce matin, c'est parce qu'elle était en contradiction avec les termes personnels de Courbet dans sa lettre. Car, et je reprends ses mots au début de sa lettre : "A droite sont les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde l’art."
    Je souligne : les travailleurs !!!
    Or toi, à droite, tu faisais allusion à ceux qui ne font rien !!
    Voilà la raison de ma réaction sur ce point précis.

  • Après réflexion, je pense,Richard, avec Fan dans FB, que vous avez raison sur le point qui a engendré notre discussion concernant la partition sociale voulu par Courbet dans sa peinture.
    De ce fait, mon paragraphe à ce sujet figurant à la fin de mon article me paraît inutile et n’aide pas à la compréhension de celui-ci. Je l’efface donc sans regret car mon analyse du tableau est suffisamment informative sans qu’il soit utile d’en rajouter.
    Décidément les propos de Courbet : « les gens qui voudront juger auront de l’ouvrage, ils s’en tireront comme ils pourront. », se vérifient pleinement. Sacré Courbet…
    Merci pour cette lecture pointue.

  • Merci pour cette présentation si détaillée. Je regarderai autrement ce beau tableau désormais !

  • J’ai fait de mon mieux, Carole, mais ce diable de Courbet m’a donné du fil à retordre. Il est vrai que je m’attaquais à un tableau énigmatique, et je n’ai toujours pas réussi, comme tous les spécialistes, à résoudre cette énigme.
    Néanmoins, au-delà du sens, j’aime ce tableau car il est beau picturalement.

  • Merci, Alain, pour ta présentation si détaillée qui ouvre le tableau comme on ouvre les pages d'un livre: pour comprendre, aimer ou non, admirer ou non. Tes analyses sont passionnantes et nous font pénétrer dans un univers que d'habitude on effleure d'un regard qui sollicite le sentiment, pas nécessairement la réflexion ou le compréhension.

    Tu fais là un travail d'une grande rigueur et d'un très vaste intérêt.
    Merci!

    Lorraine

  • Je ne regrette pas de m’être lancé dans l’aventure de cette correspondance. Le peintre ne m’attirait guère, mais il m’a eu par surprise et j’ai pris goût à son travail en pénétrant dans son intimité. Il y a un côté jouissif dans la confrontation des pensées d’un artiste avec sa production artistique. Il parle, c’est du vrai, du vécu. Moins lassant que les commentaires techniques de certains spécialistes de l’art.
    « L’Atelier » est déroutant et éreintant. Courbet laisse peu de place à la compréhension. Il faut imaginer. C’est bien là qu’il nous attend, le bougre, et s’amuse…
    Merci Lorraine de ta visite alors que tu es malade comme aperçu sur ton site. Heureusement, nous allons entrer dans la meilleure période de l’année, celle de l’espoir de soleil, de fleurs, de parfums. C’est trop long l’hiver.
    Amicalement.

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