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Paul Cézanne, Emile Zola : Confidences

 

Une amitié de jeunesse

 

 

       Heureux temps du lycée Bourbon à Aix-en-Provence.

     Paul Cézanne et Emile Zola se connaisse très tôt, ils sont inséparables. Au début de l’année 1858, devant rejoindre sa mère à Paris, Zola part finir ses études dans la capitale. Jusqu’en 1861, date à laquelle Cézanne se décidera à monter lui-aussi à Paris, une correspondance régulière va s’installer entre les deux très jeunes amis.

     En avril 1858, Paul s’ennuie : « Depuis que tu as quitté Aix, mon cher, un sombre chagrin m’accable ; je ne mens pas, ma foi. Je ne me reconnais plus moi-même, je suis lourd, stupide et lent. […] Je gémis de ton absence. »

     Dans les courriers de cette période, le ton du jeune Cézanne est libre, joyeux, il ne parle guère de peinture, emploie volontiers l’humour, écrit des bribes de chansons, parle de ses amours et versifie beaucoup :

Lettre de Paul Cézanne à Emile Zola - Aix, le 3 mai 1858 (extrait d’un long poème)

 

Mon cher, tu sais, ou bien tu ne sais pas,

Que d’un amour subit j’ai ressenti la flamme.

Tu sais de qui je chéris les appas,

C’est d’une gentille femme.

Brun est son teint, gracieux est son port,

Bien mignon est son pied, la peau de sa main fine,

Enfin dans mon transport

J’augure, en inspectant cette taille divine,

Que de ses beaux tétons l’albâtre est élastique,

Bien tournés par l’amour. Le vent en soulevant

Sa robe d’une gaze de couleurs magnifiques

Laisse d’un rond mollet deviner le charmant

Contour…

 

     Zola lui répond le 14 juin : « Au diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta conquête ? Lui as-tu parlé ? Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable. Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux pas qu’on me détériore mon Cézanne. […] Envoie-moi donc, si tu as le temps, quelque jolie pièce de vers. Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps. »

 

     Le 9 juillet, Cézanne lui envoie une lettre renfermant des vers ou chansons dont voici un couplet :

De la dive bouteille

Célébrons la douceur.

Sa bonté sans pareille

Fait du bien à mon cœur.

     Il précise : « Ceci doit être chanté sur l’air : d’une mère chérie, célébrons la douceur, etc. »

 

 

    A Paris, Emile Zola contracte une maladie grave qui le laisse épuisé. Cézanne, sans nouvelle de son ami, lui adresse une curieuse lettre de reproches qui renseigne sur son caractère emporté et sa sensibilité. Toujours en vers, il évoque une lecture commune sur « La divine Comédie » de Dante, puis termine par un mouvement d’humeur évoqué ci-dessous. Il va avoir 20 ans.

 

Lettre de Cézanne à Zola - Aix, le 17 janvier 1859 (en tête de la lettre se trouve un dessin : « La mort règne en ces lieux »)

 

[…]

Mais j’observe, mon cher, que depuis quinze jours

Notre correspondance a relâché son cours ;

Serait-ce par hasard l’ennui qui te consume,

Ou bien ton cerveau pris par quelque fâcheux rhume

Te retient, malgré toi, dans ton lit, et la toux

Te chagrinerait-elle ? Hélas, ce n’est pas doux

Mais pourtant mieux vaut ça que d’autres maux encore.

Peut-être est-ce l’amour qui lentement dévore

Ton cœur ? Oui ? Non ? Ma foi, je n’en sais rien

Mais si c’était l’amour, je dirais, ça va bien.

 

[…] A quoi je répondrai que pour ne plus t’ennuyer tu dois m’écrire au plus tôt, si empêchement grave n’est pas.

 

 

     L’arrivée de Cézanne à Paris est mainte fois reportée. A Aix, il suit des cours de dessin. Le réalisme de Courbet est d’actualité au Salon parisien.

 

Lettre de Zola à Cézanne - Paris, le 25 mars 1860

 

[…] Que voulez-vous dire avec ce mot de réaliste ? Vous vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie ! Mais chaque chose à la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez imiter la nature servilement ? Mais alors, puisque vous criez tant après la poésie, c’est dire que la nature est prosaïque. Et vous en avez menti. – C’est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami, monsieur le grand peintre futur. C’est pour te dire que l’art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une grande chose et hors de la poésie il n’y a pas de salut.

J’ai fait un rêve, l’autre jour. – J’avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité de génie, passaient inséparables à la postérité. - Ce n’est encore qu’un rêve malheureusement.

  

     Paul Cézanne arrive enfin à Paris en avril 1861. Zola l’accueille chaleureusement. Le peintre s’inscrit à l’académie Suisse où il fait la connaissance de nombreux artistes dont Armand Guillaumin et Camille Pissarro. Il visite le Louvre et fréquente les salons. Mais il s’adapte mal à la vie parisienne, l’entente avec Zola se détériore. Zola écrit : « L’âge a développé chez lui l’entêtement. Il est fait d’une seul pièce, raide et dur sous la main ; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une concession ; il a horreur de la discussion, d’abord parce que parler fatigue, et ensuite parce qu’il faudrait changer d’avis si son adversaire à raison. […] Comme chacun a sa nature, par sagesse je dois me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié. »

 

 

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Paul Cézanne – Sucrier, poires et tasse bleue, 1866, Musée Granet, Aix-en-Provence

 

     A partir de l’année 1863 (année du scandaleux « Déjeuner sur l’herbe » d’Edouard Manet), Cézanne copie librement les œuvres de son choix, au Louvre comme au Luxembourg. Les toiles qu’il peint sont régulièrement refusées. Il fréquente les soirées du jeudi organisées par Zola et rencontre Manet en 1866. Celui-ci apprécie les natures mortes de Cézanne ce qui lui procure une grande joie.

 

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Paul Cézanne – Nature morte avec pain et œufs, 1865, Museum of Art, Cincinnati

 

 

     Au salon de 1866, un véto du jury est imposé à Cézanne. Cette fois, le peintre adresse une lettre de protestation au surintendant des Beaux-Arts : « Je ne puis accepter le jugement illégitime de confrères auxquels je n’ai pas donnée moi-même mission de m’apprécier. »

     De son côté, à partir du Salon de 1866, Zola se lance ouvertement dans la critique d’art. A cette occasion, il publie une Dédicace insérée dans « Mon Salon »

 

A mon ami Paul Cézanne – Mon salon, 20 mai 1866

 

J’éprouve une joie profonde, mon ami, à m’entretenir seul avec toi.

[…] Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature. Nous avons souvent habité ensemble – te souviens-tu ? – et souvent le jour nous a surpris discutant encore, fouillant le passé, interrogeant le présent, tâchant de trouver la vérité et de nous créer une religion infaillible et complète. Nous avons remué des tas d’effroyables idées, nous avons examiné et rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur, nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge et sottise. […] Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes souffrances. […] Nous affirmions que les maîtres, les génies, sont des créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes pièces, et nous refusions les disciples, les impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là quelques bribes d’originalité. Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans le savoir ?

 

     Cézanne travaille, le plus souvent en pate épaisse, au couteau. « Ma manière couillarde » peinture,cézanne,aixdira-t-il plus tard. Il remercie son ami de sa dédicace en lui faisant un tableau de son père lisant le journal « L’événement » dans lequel Zola publie des critiques littéraires.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Paul Cézanne – Le père de l’artiste, 1866, National Gallery of Art, Washington

  

     Au salon de 1867, Cézanne envoie deux toiles « Le grog au vin » et « Ivresse » qui, comme d’habitude sont refusées.

   Même exclu, il est critiqué par un journaliste du Figaro. Cette fois, Zola, défenseur de la « jeune école » monte au créneau en pourfendeur de la calomnie. Il écrit au rédacteur du Figaro.

 

Lettre d’Emile Zola à Francis Magnard, rédacteur du Figaro - Paris, le 12 avril 1867

 

Mon cher confère,

Ayez l’obligeance, je vous prie, de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s’agit d’un de mes amis d’enfance, d’un jeune peintre dont j’estime singulièrement le talent vigoureux et personnel. Vous avez coupé, dans l’Europe, un lambeau de prose où il est question d’un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, « deux pieds de cochon en croix » […]. Je vous avoue que j’ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu’on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n’a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu’à présent du moins. […] M. Paul Cézanne a eu effectivement, en belle et nombreuse compagnie, deux toiles refusées cette année : Le Grog au vin et Ivresse. Il a plu à M. Arnold Mortier de s’égayer au sujet de ces tableaux et de les décrire avec des efforts d’imagination qui lui font grand honneur. […] Peut-être M. Arnold Mortier verra-t-il un jour les toiles qu’il a si lestement jugées et décrites. Il arrive des choses si étranges.

 

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Paul Cézanne – L’enlèvement, 1867, Fitzwilliam Museum, Cambridge

 

 

      Une lettre humoristique accompagnée d’un dessin à l’encre de Paul Cézanne, m'a amusé. J'en donne un extrait :

 

Lettre de Paul Cézanne à Charles Pénot (ami d’enfance) – Aix-en-Provence, vers avril 1862

 

Le jeune Coste, bizarre bipède, à la face problématique, m’accompagne tous les matins au peinture,cézanne,aixpaysage, et me sature de mille avanies diverses, qu’il multiplie à chaque minute. Le malheureux, joignant déjà à sa double vocation de rapin et de clerc de notaire, la manie (manie la plus absurde et la plus insupportable de toutes) de faire des vers, m’assomme de maints couplets de sa composition, qu’il récite ou chante avec une complaisance digne du khnout russe ou du carcan chinois.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     La jeunesse passe... Les années à venir verront les chemins des deux amis bifurquer : Zola va connaître la gloire, Cézanne ne connaîtra guère la sienne…

 

 

 

 

Commentaires

  • Intéressante évocation d'un pan de la jeunesse de ces hommes, artistes tous deux dont j'ignorais jusqu'à peu l'amitié ...

    Dans la note 2, p. 479 de "Écrits sur l'art" d'Émile Zola, (Paris, Gallimard, Collection Tel 174, 2015), il est fait allusion à une étude de Colette Becker intitulée "Cézanne et Zola : réalité et fiction romanesque" où il semblerait qu'elle fait la part des choses sur les relations amicales des deux hommes.

    En sais-tu plus ?
    As-tu lu ce texte de Madame Becker ?

  • Non, je ne connaissais pas cette étude. Colette Becker est un professeur d’université qui a consacré sa carrière de recherche à l’œuvre d’Emile Zola.
    J’ai recherché un peu. Une de ses conférences a été publiée se rapportant à la brouille célèbre entre Cézanne et Zola qui serait advenue en 1886 à la suite de l’envoi par Zola à son ami du livre « L’œuvre » parlant d’un peintre, Claude Lantier, artiste raté dans lequel Cézanne se serait reconnu. Cela entrainera une rupture totale des deux amis d’enfance.
    Je n’ai pas fouillé cette histoire qui semble faire l’objet de diverses appréciations et controverses entre de nombreux spécialistes.

  • Un film qui va sortir en septembre prochain relate l'amitié de ces deux hommes au caractère bien différent.

  • Merci pour cet article qui tombe à pic, avant la prochaine sortie du film en Septembre :)
    Cézanne et moi :
    http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=233662.html

  • Je ne doute guère que le talent de ces deux acteurs, Guillaume Galliène et Guillaume Canet, ne fasse un excellent film. Je ne savais pas que ce film allait sortir lorsque j'ai écrit cet article.
    J'ai lu la correspondance de Cézanne qui écrit très souvent à Zola dans leurs jeunesses. Il avait une jolie verve littéraire.

  • Merci pour cet article très documenté . Je ne manquerai pas d'aller voir le film dont vous parlez en Septembre . Deux bons comédiens mais il faut voir comment le sujet sera traité . J'espère que vous nous donnerez votre avis !Bonne soirée et merci pour vos articles .

  • Il faut lire la correspondance de Paul Cézanne qui est très enrichissante. Zola et Cézanne s'estimait beaucoup. Les vers de Cézanne incitent à se demander lequel des deux était l'écrivain. Il est vrai qu'à cette époque Zola n'avait pas encore écrit grand chose.
    On verra ce que donne ce film à venir. J'apprécie beaucoup Guillaume Galliène dont j'écoute toutes les semaines son émission littéraire "Ca peut pas faire de mal" sur France Culture.
    Bonne journée.

  • Merci Alain, ce post est superbe!! je connaissais quelque peu l'histoire amicale qui se termina dans le chagrin! Cézanne avait un caractère fort et entier ne souffrant d'aucune impasse de son ami Zola, qui, lui, se rapprochant du peuple était plus tolérant!!Exact, j'ai entendu parler de ce film sur leur amitié et je vais m'empresser de le voir car les deux acteurs font partis de mes préférés!!Bisous Fan

  • Va voir, Fan, mon sentiment sur la brouille de Cézanne et Zola que je viens de publier sur FB à la demande de Richard. Finalement, à la lecture d'une lettre de 1887, un an après le roman, qui a été retrouvée récemment, j'ai le sentiment qu'un simple livre écrit par Zola ne peut avoir engendré une rupture de leur grande amitié. Zola, comme critique d'art, aurait pu, pour son personnage de Claude Lantier, prendre pour modèle de nombreux peintres comme Manet, Pissarro ou d'autres. De toute façon, il s'agissait d'une oeuvre de fiction qui ne pouvait altérer les liens qui unissaient les deux hommes depuis plus de trente années.
    Pour le film on verra en septembre.
    Bonne journée.

  • Hélas, cette belle amitié n'a pas duré toute leur vie. Je pense qu'entre ces deux grands artistes il y avait beaucoup de malentendus dès l'origine, les lettres que vous nous donnez à lire le montrent.

  • Leur caractères étaient bien différents mais je pense aujourd'hui, après nos échanges avec Richard dans FB et l'analyse d'Alain Pagès, Professeur à la Sorbonne, que l'amitié entre les deux amis n'avait pas été rompus après la publication de "L'oeuvre" de Zola en 1886. Un courrier de Cézanne à Zola daté de 1887 démontre que le peintre avait gardé des relations avec son ami, même si d'autres courriers entre eux n'ont pas été retrouvés.
    Dans mon commentaire à Richard sur FB, je termine ainsi, et je crois à cela : " Les extraits des lettres de jeunesse de Zola et Cézanne que j’ai publiés dans mon article me semblent montrer clairement la grande affection, admiration, estime, que les deux amis avaient l’un pour l’autre. Je doute qu’un simple roman de Zola sur un peintre malheureux est pu interrompre cette grande amitié ayant commencé en 1852 au collège Bourbon à Aix, soit 34 années auparavant."
    Peut-être faudra-t-il un jour modifier les livres de l'histoire de l'art concluant qu'une brouille définitive entre les deux hommes survint en 1886, à la suite du roman de Zola, ce qui semble aujourd'hui fortement remis en question.

  • Puis-je te rappeler, Alain, que Carole n'a pas de compte FB, de sorte que peut-être ignore-t-elle le contenu de la lettre à laquelle nous faisons allusion tous les deux dans nos échanges ?

    Permets-moi de simplement lui en fournir le lien pour le moment où elle viendra lire ta réponse à son commentaire : http://www.societe-cezanne.fr/une-lettre-de-cezanne-a-zola-en-1887/

  • Je savais qu'elle n'avait pas de compte FB. Je lui parle de nos échanges en sachant que, au début de ton dernier article sur le blog, tu avais introduit un lien avec ma publication sur FB de Cézanne et Zola. Je pensais que, grâce à ton lien, elle avait peut-être lu nos échanges au sujet de cette controverse sur la brouille des deux amis.
    Merci de lui donner le lien avec la société Cézanne qui récapitule en détail l'ensemble de l'affaire et permet une réflexion plus approfondie.

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